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Emmanuel Kessler à Barcelone : rencontre autour du métier de journaliste et de Bergson
Emmanuel Kessler, photo Capa Pictures /public Sénat

Emmanuel Kessler à Barcelone : rencontre autour du métier de journaliste et de Bergson

Emmanuel Kessler, le nouveau directeur des rédactions économiques du groupe Prisma Média (Capital, Management), était invité du 15 au 18 juin à Barcelone, par la chambre de commerce, l'Institut français et la librairie Jaimes. Une rencontre passionnante autour du journalisme et de Bergson.

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Vendredi midi, à l'Institut français, Emmanuel Kessler a évoqué les différents aspects du métier de journaliste (formation, rôle, objectifs, méthodes, etc.) au cours d'une table ronde organisée à l'Institut français et réunissant : Guillaume Delacroix (journaliste indépendant et collaborateur pour L'Express, Le Monde et le magazine Géo), Anthony Manicki et Patrick Giordano, tous les deux professeurs de philosophie au Lycée français de Barcelone, et médiateurs de la rencontre. Le lendemain le journaliste a présenté son nouvel ouvrage à la librairie Jaimes : Bergson, notre contemporain.

Guillaume Delacroix, Patrick GIordano, Emmanuel Kessler et Anthony Manicki lors de la table ronde 

De la philosophie au journalisme.

Emmanuel Kessler est issu d'une famille d'intellectuels, il est normalien, diplômé de philosophie. Il devient journaliste économique et politique, et travaille pour BFM Radio, France Info, France Culture, TF1/LCI... C'est également le président de la chaîne Public Sénat de 2015 à 2021, puis  le directeur de la communication de la Cour des comptes en 2021. En novembre 2022, il quitte la Cour des comptes pour devenir Directeur des rédactions économiques du groupe Prisma Media.

Ce formidable parcours, riche et fascinant, est guidé par une qualité qu'Emmanuel a toujours su exploiter : la curiosité. "On ne peut pas devenir et être journaliste si nous ne remplissons pas une première exigence qui est d'être curieux. Vouloir connaître, avoir un appétit pour comprendre ce qui nous entoure, avoir le goût de la nouveauté. C'est une motivation essentielle, primordiale, qui explique également mon attirance pour Bergson, philosophe de la nouveauté". En effet, pour le philosophe, chaque acte crée du nouveau. Pour lui, le réel est à chaque instant imprévisible, ce qu'il résume dans cette phrase : "Le temps est la création continue d'imprévisible nouveauté".

Mais quel est le rapport entre philosophie et journalisme ? Qu'est-ce qui mène de l'un à l'autre, quelle est la continuité ?

"La philosophie permet un recul face à l'immédiateté, d'être en éveil, et cette formation de philosophe m'a permis de traiter l'information avec distance" répond Emmanuel. Il existe plusieurs façons de faire du journalisme. Selon lui, il en existe trois principales : être intermédiaire (le média), faire de la pédagogie et proposer de l'information continue.

Être attentif à la nouveauté et savoir la traiter.

Pour être intermédiaire, il faut aller sur le terrain et rendre compte. "D'ailleurs dans ce domaine, j'ai une profonde admiration pour les reporters", confie Emmanuel. Être intermédiaire c'est témoigner de ce qui se passe, de ce qui nous entoure, être attentif, et surtout rendre simple ce qui peut être confus". Le support (magazine, quotidien, radio, télé, hebdomadaire...) offre plus ou moins de flexibilité sur le traitement de l'information. Les conditions de travail également où la prise de distance n'est pas toujours possible si l'idée est de proposer un flux continu d'informations. "Cracher des papiers est un risque de nivellement par le bas", dit-il. C'est d'ailleurs la critique qui peut être faite aux réseaux sociaux où n'importe quel événement est diffusé quasiment à l'instant où il se produit, sans qu'il y ait eu d'analyse préalable. Ces réseaux surfent souvent sur la vague du sensationnalisme et sont à l'origine de nombreuses fausses informations, qui s'étendent comme une traînée de poudre.

Cependant un aspect positif à cette immédiateté,  notent Kessler et Delacroix, c'est la notion d'urgence, d'alerte. Le fait d'être informé d'une urgence, d'une catastrophe, d'une agression en temps réel nous permet d'agir rapidement, comme par exemple avec le plan alerte enlèvement où tous les médias sont mis à contribution. D'un autre côté, et c'est également un point positif, pour se différencier de l'information continue à tout prix, les journalistes sont poussés à plus analyser l'info, à la creuser, à la vérifier, afin de proposer des articles plus complets et ayant plus de fond. Aujourd'hui, de nombreux journaux (en ligne ou écrit) veulent retrouver la confiance des lecteurs, redonner un fond de réflexion. Mais les commandes faites parfois aux journalistes dans les rédactions au quotidien, pour produire plus d'articles, ne permettent pas toujours une prise de distance nécessaire.  

Le rôle du journaliste, et ce qu'Emmanuel s'est toujours efforcé de faire, est d'offrir des clés de réflexion. Ce qui implique une exigence de ton et de fond. C'est le côté pédagogique. Guillaume Delacroix va dans ce sens, mais nous dit bien que ce n'est pas toujours facile, surtout financièrement. "Je viens de proposer un reportage qui m'a pris 8 mois. Le journal à qui je le vends paye le documentaire mais pas les 8 mois qui précèdent car trop cher pour une rédaction. J'ai donc dû trouver une subvention à Bruxelles."

Guillaume Delacroix, Emmanuel Kessler, Philippe Emanuely, Patrick Giordano et Anthony Manicki

Penser contre soi-même.

Une enquête réalisée par la société Cision posait aux journalistes la question de savoir quelles étaient les priorités à suivre pour bien faire son travail. En premier (38 % des réponses), c'était garder le rythme, être sur la brèche afin de ne pas passer à côté de l'info et offrir du contenu. Le deuxième point était de veiller à un équilibre entre les sujets, et de ce point de vue une question a été posée au cours du débat : "Est-ce que toutes les informations qui arrivent dans les rédactions sont à traiter ?". Enfin, le troisième point important était de rester objectif, même si, en fonction des lignes éditoriales, un journaliste peut prendre position. Il faut faire attention à la nouveauté, aller sur le terrain, recouper les informations, savoir écouter et comme le dit Guillaume Delacroix, "Penser contre soi-même".

Enfin, en ce qui concerne l'indépendance des médias, en raison de leur appartenance aux grands groupes industriels, que ce soit Bolloré, Niel, Drahi, Arnault, etc., Emmanuel Kessler nous dit qu'il existe malgré tout un équilibre, "L'avantage d'un gros groupe est sa force de frappe, l'argent mis à disposition. En général, dans les grandes rédactions un code de conduite est défini. C'est à chaque journaliste de bien faire son travail, même s'il peut exister des sujets sensibles en fonction du groupe auquel appartient un média. Le journaliste doit veiller à ne pas s'autocensurer."

Du journalisme à la philosophie.

Le lendemain vers midi et demi, Emmanuel Kessler a retrouvé Patrick Giordano et Anthony Manicki à la librairie Jaimes pour présenter son dernier ouvrage : Bergson, notre contemporain, aux Editions de L'Observatoire. Kessler retrouve de vieilles amours à travers ce livre puisqu'il se replonge dans la philosophie et nous explique à quel point Bergson est actuel, à quel point ce qu'il aborde résonne avec notre époque.

Pourquoi lire Bergson ?

À la question posée par A. Manicki, Kessler répond "J'ai souhaité, à travers ce livre, faire découvrir Bergson en le mettant à la portée de tous, car il le disait lui-même : il n'y a pas d'idée philosophique qui ne puisse s'exprimer dans la langue de tout le monde".

Patrick Giordano, Emmanuel Kessler et Anthony Manicki

Henri Bergson (1859-1941), fils d'immigrés juifs, philosophe et diplomate, inventeur de la "durée", prix Nobel de littérature, fut à son époque une véritable star, célèbre dans le monde entier. Professeur au Collège de France, académicien, il reçut tous les honneurs de la République, avant d'être oublié, parfois rejeté, éclipsé par le siècle de Sartre. Il fut un élève génial, extrêmement doué dans toutes les matières, ce qui fait dire à son professeur de maths, voyant en lui un futur mathématicien de génie et sachant qu'il choisit la voix de la philosophie "Vous auriez pu être un mathématicien hors normes, vous ne serez que philosophe". Il a ferraillé avec Einstein, inspiré de Gaulle et prêté son Rire à Chaplin, Proust a même été garçon d'honneur à son mariage.

Refus des systèmes et de la société close

Bergson refuse les systèmes et les étiquettes comme nous le rappelle P. Giordano. Il ne veut pas être enfermé, sa pensée politique est très actuelle, notamment en ce qui concerne la démocratie, modèle selon lui qui tend vers le respect et les droits de l'Homme. Ce que nous dit Bergson c'est qu'il faut créer, proposer du nouveau. Il nous faut inventer pour servir ou (re)définir la démocratie. Aujourd'hui, à sa manière et s'en inspirant, il faut repenser l'Homme et la nature, remettre en question la technologie et l'exploitation de la nature.

Selon lui, une société qui ne crée pas est une société close, qui s'enferme dans ses communautarismes, dans ses codes, et qui s'oppose en cela à une société ouverte en perpétuel remaniement en raison de la nouveauté, "le temps d'après n'est jamais équivalent au temps d'avant". Il est conscient de cette tendance naturelle de l'Homme à l'autoconservation et donc à un système stagnant, à un état autoritaire basé sur la hiérarchie et la fixité. Les signes communautaires sont synonymes de clôture. La gestion horizontale de la cité est, de fait, la vraie forme de la démocratie. Cette pensée fera de Bergson un auteur extrêmement lu par les anarchistes.

Le réel c'est ce qui bouge

Bergson est un homme d'action. Il sera, pendant la guerre, missionné par Clémenceau, pour aller demander aux Américains d'entrer dans le conflit. Bergson dit d'ailleur qu'il faut "agir en homme de pensée et penser en homme d'action". Bergson est aussi un homme de la durée, "Tout va trop vite" dit-il. Il publiera en 1934 La pensée et le mouvant qui abordera la question du temps, de l'intuition et de l'intelligence. Pour lui, le temps doit se mesurer en termes de qualité et de non de quantité. Au collège de France, il provoquera un véritable engouement, les foules se déplaceront en masse pour l'entendre dire "Le temps est invention ou il n'est rien". Le temps est comme une boule de neige, il absorbe, il assimile. Ce qui crée les repères c'est l'espace, pas le temps. Le rapport au temps est intuitif et ce qui nous fait entrer en contact avec la vie c'est l'intuition. Le rapport au temps est essentiel chez Bergson car il donne la qualité au mouvement et "le réel c'est ce qui bouge, ce qui crée le mouvement". L'intelligence spatialise alors que l'intuition nous fait percevoir le beau, l'intuition est qualitative. On perçoit l'art par l'intuition, pas par l'intelligence. Les arts sont le plus sûr moyen de créer et de vivre, la liberté se forge grâce à eux. Il faut fuir le déterminisme, il faut être ouvert à l'imprévu. "L'histoire, dit Bergson, sera ce que nous voudrons qu'elle soit".

Emmanuel Kessler nous aura offert, au cours de ces rencontres, une grande bouffée d'oxygène, dans un paysage politique bien sombre ici en Espagne, et même en Europe. Il nous offre de formidables clés de réflexion à travers son étude de Bergson et son approche du journalisme. Profondément humaniste, il a en commun avec le philosophe, ce goût de l'imprévu, cette volonté de comprendre ce qui l'entoure et le faire partager, de rendre les choses confuses claires.  La notion de fraternité, la plus chère à ses yeux des trois notions de notre devise nationale, prend tout son sens à son contact.

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